Le premier cadeau de Noël
À force de les tortiller, entortiller, détortiller; de les tirer
jusqu'à sa bouche et de les mordiller jusqu'à la rupture, le
Père Noël n'aurait bientôt plus un poil vaillant de sa blanche
moustache. Pour empécher ses doigts d'y revenir, il les fourra dans
les larges poches de sa houpelande qu'ils explorèrent à la
recherche de quelque objet à tripoter.
Le Père Noël se dirigea vers la fenêtre et poussa un soupir
d'impatience résignée: il considérait au travers des carreaux
brillants comme du givre le traîneau paré pour le départ. Les lutins avaient assuré l'amoncellement des
paquets, farté avec soin les patins. Déjà dans les cordes, les
rennes attendaient en secouant tour à tour la tête faisant se
balancer leurs bois. Le jeune Albert, et on le comprenait, exhalait de
temps à autre un vigoureux soupir de buée. Tous, rennes et lutins,
lançaient des regards furtifs et inquiets vers la fenêtre
éclairée d'où le Père Noël les observait.
Il leur faisait signe d'avoir à patienter encore lorsque de la
pièce voisine, un fort gémissement, presqu'un cri, s'échappa. Le
Père Noël ne put s'empécher de sursauter et ses doigts en
profitèrent pour reprendre leur travail dévastateur, dans sa
barbe, cette fois.
Depuis un temps que le Père Noël se refusait à calculer, Olga, la
tendre amie du jeune Albert, était entrée en salle de travail pour
mettre au monde leur premier né. Depuis ce temps, l'écho d'une
respiration plus douloureuse chaque fois que ponctuaient des râles à fendre l'âme avaient accru inexorablement la nervosité du vieux
bonhomme.
Dehors, en sympathie avec les efforts d'Olga, Albert secouait son
harnais par saccades menaçant de mettre en branle tout l'attelage. Le
vieil Olaf avait bien tenté de raisonner Albert, lui proposant de
prendre sa place cette nuit, mais l'impétueux Albert n'avait rien
voulu entendre: les plus avisés comprenaient qu'il cherchait à mater son angoisse en arguant de son sens du devoir.
Un cri, c'en était un cette fois, précipita le Père Noël hors
de lui même. Tandis qu'il ouvrait la fenêtre croyant lancer un
appel, ses jambes courraient déjà vers la porte de la salle de
travail. Albert avait vu la fenêtre s'ouvrir. Il commençait à ruer dans les brancards. Guërald, le plus costaud des lutins,
sautant sur le dos d'Albert, le libéra en un clin d'oeil de son
entrave. Le jeune animal, qu'à présent l'angoisse submergeait,
bondit tout d'un trait à travers la fenêtre ouverte. Il dérappa,
se redressa, renversa deux, trois chaises, bouscula le Père Noël et
fut devant sa jeune épouse. Olga, toute tremblante encore, caressait
doucement de la langue le poil hirsute d'un nouveau né dont les yeux
étonnés manifestaient clairement qu'il ne comprenait vraiment pas
la raison d'une telle agitation !
Dehors, Guërald se relevait péniblement en se massant les
fesses. Il maudissait cette jeunesse et son impétuosité qui ne
marquaient aucun respect pour le digne lutin qu'il était. Les
compagnons d'Albert saluèrent la naissance: museaux pointés vers les
étoiles, ils lancèrent à l 'unisson le grand brame de bienvenue.
Les autres lutins, moins dignes, entamèrent une fanradole tout
autour du traîneau en claironnant la chanson des jeunes pousses.
Le Père Noël farfouilla dans sa hotte et, revenant s'agenouiller
prés du nouveau né, lui offrit son premier cadeau de Noël.
Il se redressa et sortit discrètement rejoindre l'attelage où le
vieil Olaf, fier et heureux de pouvoir encore une fois participer à la course annuelle sous les étoiles, avait pris la place d'Albert.
Les rennes s'arcboutèrent, prirent le trot et le traîneau s'en fut
laissant dans son sillage une poudre de neige qui scintilla
devant la fenêtre éclairée de la pièce où les jeunes parents
berçaient leur nouveau né.